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Jean Jaurès, personnage passionnant, symbole d'un socialisme fortement humaniste, reste encore présent trois générations passées dans la mémoire des Tarnais.
Jaurès est né en 1859 à Castres dans le Tarn, aux confins du Massif Central et du Midi languedocien. Le département est essentiellement rural, comme presque tout le sud-ouest de la France. Une majorité de petits paysans y vivent, soumis en fait à quelques familles royalistes ou bonapartistes (les Reille, les de Solages). Dans les villes, une moyenne bourgeoisie, généralement catholique et peu portée au socialisme, à laquelle appartiennent les grands-parents de Jaurès, fournit les cadres de la société. Il y a même des amiraux dans sa famille. Initié
à la langue occitane et à la vie des champs, brillant élève, il échappe
bientôt à la condition paysanne et provinciale, sans jamais se dégager
vraiment du Midi. Il sera professeur à Albi, puis à la faculté des lettres de
Toulouse et représentera à la Chambre du département du Tarn.
Boursier, il est reçu premier à l’Ecole normale supérieure en 1878 et passe l’agrégation de philosophie en 1881. Sa culture, essentiellement littéraire et classique, l’apparente à ses condisciples. Beaucoup resteront ses amis jusqu’à sa mort. La vie politique exerce sur lui un attrait irrésistible. Dans les années 1880, il admire Gambetta et Ferry. En 1885, le « canard » se jette à l’eau et entre à la Chambre comme député centre gauche du Tarn. Mais le milieu parlementaire, médiocre, sans idéal, sans perspective, le déprime, l’éloigne de tout désir de se commettre avec la bourgeoisie pour faire carrière. Battu
aux élections de 1889, il se consacre pendant trois ans à la rédaction de ses
thèses de philosophie. La préparation de sa thèse secondaire, en latin, sur
les origines du socialisme allemand, l’amène à lire Hegel, Fichte, les
socialistes prémarxistes, à aborder Lassalle et Marx. Il médite longuement,
sans encore s’engager. Sa thèse principale sur « la réalité du monde
sensible », apparemment sans relation avec la vie publique, en constitue
en fait, pour une grande part, le substrat philosophique : la politique
sera aussi pour lui la médiation de la métaphysique dans le monde.
Le prolétariat n’est guère présent à Castres. En 1885, sa première campagne électorale conduit Jaurès à Carmaux, ville de verriers et de mineurs récemment venus de la campagne et soumis au bon vouloir du marquis de Solages qui administre la mine et représente la ville au Parlement. En 1892, Jaurès comprend la signification de la lutte des classes en défendant les mineurs en grève qui protestent contre le renvoi de leur maire et responsable syndical, Jean-Baptiste Calvignac. Élu
député de l’arrondissement en janvier 1893, Jaurès restera jusqu’à sa
mort (sauf entre 1898 et 1902) le député des mineurs et des paysans de
Carmaux, c’est-à-dire, comme le montre l’analyse des votes, l’élu du
prolétariat ouvrier de la ville et de ses environs. Il
en prend la responsabilité entière : soutien quotidien des revendications
ouvrières, participation aux manifestations syndicales et politiques locales,
campagnes électorales, toujours difficiles, au cours desquelles il arrive que
sa vie soit en danger. Il a découvert la lutte des classes et reste convaincu
que, dans une société déchirée par la propriété privée, le prolétariat
n’est pas seulement une victime mais la force décisive pour toute
transformation sociale, celle qui, en créant les bases du socialisme, réconciliera
les hommes entre eux et en eux.
Les écrits et les actes de Jaurès, entre 1893 et 1898, expriment une foi très vive, presque messianique, dans l’imminence de la révolution, foi qu’il partage avec la grande majorité des socialistes français, en particulier avec les guesdistes, sur le programme desquels, sans adhérer à leur parti, il a été élu député. Cependant,
la reprise de l’expansion économique, la contre-attaque de la bourgeoisie
opportuniste avec Casimir-Perier, Méline, Charles Dupuy, la découverte,
pendant l’affaire Dreyfus, à laquelle il se consacre entièrement en
1898-1899, de la puissance de l’appareil d’Etat (armée, justice) l’amènent
à une vue plus proche du réel : sans rien renier du socialisme, il faut
d’abord consolider la République et travailler à l’unité.
Réaliser l’unité, ce n’est pas seulement créer une force politique nouvelle indispensable pour la lutte, c’est aussi répondre à l’unité de nature du prolétariat. Sur
ce plan, Jaurès, si souvent maltraité par les marxistes français et
allemands, si vivement critiqué par Engels et Rosa Luxemburg, et si étrange
aux yeux de Lénine, est profondément marxiste. Seule d’ailleurs, pense-t-il,
l’unité socialiste permettra à la classe ouvrière de pratiquer une large
politique d’alliances, de regrouper autour d’elle la paysannerie en
difficulté et les intellectuels que leurs origines sociales n’empêchent pas
d’être accessibles à la nécessité de renouveler profondément la pensée
traditionnelle. Mais
l’unité ne peut se faire que dans et par la République, car, « sans la
République, le socialisme est impuissant, et sans le socialisme, la République
est vide ». Nécessité qui lui paraît liée en France à la grande
tradition de 1789-1793 : il s’en fait l’historien dans l’Histoire
socialiste de la Révolution française (1901-1904), histoire marxiste,
nationale en même temps que républicaine. La
mise en œuvre de l’unité est difficile. Le morcellement du socialisme français
n’est pas le résultat du hasard ni de la seule mauvaise volonté des hommes.
De 1899 à 1904, Jaurès est littéralement déchiré entre les exigences de la
« défense républicaine » et celles du socialisme révolutionnaire.
Il choisit la première comme une étape nécessaire, et devient le « saint
Jean Bouche d’Or » du bloc des gauches. Bientôt les appels de la base
et de l’Internationale, la conscience que la politique du bloc a épuisé ses
effets, les débuts de la tension diplomatique européenne et les espoirs nés
de la première révolution russe le poussent à mettre à nouveau au premier
plan « le beau soleil de l’unité socialiste ». Celle-ci se réalise
en avril 1905.
La constitution de la S.F.I.O. (Section française de l’Internationale ouvrière) confère à Jaurès de nouvelles responsabilités nationales, non qu’il en soit le leader incontesté. Jusqu’en 1908 au moins, et même, à bien des égards, jusqu’en 1912, les diverses tendances luttent entre elles et Jaurès, malgré L’Humanité fondée en avril 1904 et dont il a gardé la direction, est souvent récusé, dans l’appareil du parti surtout. Peu à peu, il consolide son influence, s’appuyant largement sur l’immense popularité que ses dons oratoires, sa compétence en tout domaine, son courage et son total dévouement lui valent dans les masses populaires : meetings à Paris et en province, activité parlementaire harassante, direction du journal. Allié
souvent au vieux communard Édouard Vaillant, tant respecté dans la fédération
de la Seine du parti, il tente d’amener le socialisme français à assumer ses
responsabilités nationales et internationales. Il s’agit d’abord pour lui de faire progresser, par-delà l’unité socialiste, l’unité ouvrière avec la C.G.T. (Confédération Générale du Travail). Jaurès a été le principal artisan du rapprochement entre le parti et les syndicats car il approuve la C.G.T. de ne pas se confiner dans les luttes corporatives. En
France, comme il le dit en 1912 au congrès de Lyon, le capitalisme n’est pas
assez fort pour que « la pensée prolétarienne agisse pour ainsi dire par
sa propre masse. [...] Nous aurons besoin que, dans notre classe ouvrière, plus
dispersée, plus mêlée de paysannerie plus ou moins conservatrice, de petite
bourgeoisie et de petite paysannerie [...] circule la force du vieil idéal révolutionnaire
qui a sauvé la France. » Ce grand parlementaire est souvent plus révolutionnaire
que la plupart de ses camarades guesdistes. Il
est vrai que l’effritement du régime des partis traditionnels l’accable. De
1906 à 1914, du côté de Georges Clemenceau comme du côté d’Aristide
Briand, l’influence du capitalisme pénètre la démocratie parlementaire de
telle façon qu’elle se disloque et que, dans ses cadres, se meuvent
maintenant, victorieux, les adversaires du progrès. D’autant plus lourdes lui
apparaissent les responsabilités du socialisme et les siennes propres.
Pour assumer ces responsabilités, Jaurès ne voit que l’Internationale. Certes elle n’a pas à dicter leur conduite aux partis nationaux, mais à ses yeux elle est plus qu’un club de discussion, « une force intermittente et superficielle ». Il
lui faut mobiliser l’opinion publique et proposer des règles, des moyens
d’action. Seule, en effet, pense-t-il, la classe ouvrière, internationalement
organisée, peut mettre un terme au processus de dégradation dont l’histoire
contemporaine porte témoignage. Que les militaires, au Maroc, fassent haïr le
nom de la France, que les radicaux attachés au monde des affaires laissent
s’opérer le rapt d’immenses terres en Tunisie, ou maintiennent au Vietnam
des monopoles écrasants pour les indigènes, que les civilisations les plus
belles en Asie, en Afrique soient ignorées, voire méprisées par ceux qui
devraient être les porteurs de l’universalisme du XVIII° siècle, Jaurès
s’en désespère, mais considère tous ces problèmes comme internationaux. « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage » ; la guerre peut jaillir des gouffres coloniaux, la politique des blocs peut déboucher sur le massacre, la pratique de l’arbitrage peut échouer. Nul, jusqu’à la fin de 1912 au moins, jusqu’au congrès de Bâle, et sans doute jusqu’en 1914, n’a vécu aussi dramatiquement l’approche de la guerre, et c’est du côté du mouvement ouvrier qu’il a cherché l’appui décisif. De
congrès en congrès, auprès du Bureau socialiste international dans
l’intervalle, il tente d’obtenir de l’Internationale le vote de motions précisant
les moyens à employer pour empêcher la guerre. L’opposition de la social-démocratie
allemande fait échouer au congrès de Stuttgart (1907), puis au congrès de
Copenhague (1910) l’appel à la grève générale ouvrière contre la guerre.
Jaurès savait bien d’ailleurs qu’il s’agissait d’une pédagogie à long
terme plus que d’une pratique immédiatement efficace. Au fur et à mesure que la menace de guerre se précisait, preuve que le capitalisme «porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage», Jaurès pensait que l'action du prolétariat international pourrait sauvegarder la paix. Il ne renonça pas pour autant à proposer une armée nouvelle en 1911 et à lutter contre la loi de conscription militaire de trois ans. Il devint ainsi l'objet de la haine de toute la droite nationaliste.
Dans le climat d'excitation chauvine de l'avant-guerre, il fut assassiné, d'un coup de pistolet, au Café du Croissant à Paris, le 31 juillet 1914, par Raoul Villain. Désormais, rien ne s'opposait vraiment à l'entrée des socialistes dans l'Union sacrée. Il
meurt en plein échec : la démocratie politique, loin de s’épanouir en
démocratie sociale, s’est altérée en France, la colonisation est devenue
une affaire Dreyfus permanente, les forces de paix ont été battues. Mais le
socialisme a vécu unifié quelques brèves années, les sectes se sont désectarisées,
l’action de masse s’est développée. On se réclame toujours de Jaurès. Innombrables
sont les questions qui se posent et qui portent moins sur les faits, encore mal
connus pourtant, que sur l’interprétation qu’on en donne ou sur des
intentions supposées. Par exemple, qu’eût fait Jaurès en août 1914 ?
Sa mort au moment du choix décisif laisse planer finalement le mystère sur son
orientation. Certains invoquent son profond patriotisme (si sensible dans son
livre-testament, L’Armée nouvelle) et la confiance qu’il garda jusqu’à
la fin dans les nations libérales pour conclure qu’il eût, sans aucun doute,
rallié l’Union sacrée. D’autres soulignent la sévérité avec laquelle il
jugeait depuis des années la politique de la France et de la Russie et son
attachement presque pathétique à l’Internationale pour penser que la vague
d’Union sacrée l’eût peut-être épargné, ou en tout cas, qu’il fût
vite devenu « minoritaire ». Qu’eût-il fait enfin devant la Révolution
russe ? Questions évidemment vaines, mais qui montrent l’influence
qu’eut l’homme. D’autre
part, la grande amitié qui liait le jeune disciple qu’était Péguy au maître
déjà mûr, Jaurès, débouche en quelques années, du côté de Péguy, sur la
rupture et la haine, sur l’appel à l’échafaud. Conflit personnel et
passionné : deux philosophies, deux tempéraments sont face à face.
L’historien doit s’efforcer de mieux saisir, à travers ce débat, ce que
furent, après 1900, la crise du dreyfusisme et la montée du nationalisme, et
ce que signifiait aussi le combat mené par Jaurès. Il
faut également aborder le problème du réformisme de Jaurès. Le mot d’abord
est obscur : pour certains, « réformiste » veut dire « qui
révise Marx ». Le vocable est alors inadéquat : Jaurès ne se réclama
jamais exclusivement de Marx, et n’entreprit pas de le réviser d’une manière
systématique. Au contraire, dans une conférence célèbre prononcée en 1900,
il défendait contre Bernstein la théorie marxiste de la valeur. Pour
d’autres, qualifier Jaurès de réformiste, c’est mettre l’accent sur son
« socialisme démocratique » (dont la S.F.I.O. après la scission se
considérera comme l’héritière) ou sur le « socialisme des
intellectuels » dont il aurait été le porte-parole. A quoi d’autres répondent
en soulignant l’importance des concepts de parti et de prolétariat pour Jaurès
et en mettant en évidence ce que sa pratique eut souvent de révolutionnaire. Enfin, Jaurès est-il le dernier socialiste du XIX° siècle ou le premier du XX° ? Par son optimisme évident, sa croyance au progrès et aux valeurs humanistes, son ardent républicanisme, il appartient incontestablement au siècle finissant. Par sa mélancolie secrète, sa confiance passionnée dans le peuple, l’originalité prémonitoire de son œuvre historique et la vitalité sans relâche de son militantisme, il est déjà un homme de notre temps.
Jaurès incarna, pendant longtemps, le modèle dont la gauche pouvait s'inspirer. Les socialistes se voulaient les héritiers de ce grand tribun, de sa pratique politique, de son refus de s'inspirer uniquement du marxisme. Les communistes, en revanche, saluaient en Jaurès ses déclarations pacifistes, ses condamnations du capitalisme et l'œuvre politique menée à travers l'Humanité.
Les cendres de Jaurès furent transférées au Panthéon en 1924, et son assassin, qui avait été jugé et acquitté en 1919, s'exila en Espagne, où il fut fusillé par les républicains en 1936.
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